L’adjectif neu («nouveau»/ «neuf») dans la Geschichtklitterung de Fischart (1550-1590)
Elsa Kammerer, Université Paris 8
En écho aux billets de Mathilde Bernard sur le lexique de la nouveauté chez Rabelais, ce billet propose une brève incursion dans la Geschichtklitterung (désormais : Gkl) de Johann Fischart, première transposition allemande, largement augmentée, du Gargantua de Rabelais, qui paraît à Strasbourg, chez Bernhard Jobin, une première fois en 1575, puis encore augmentée à deux reprises en 1582 et en 1590. Il s’agit essentiellement d’un relevé, dont je n’ai pas fini d’évaluer les implications.
La Gkl compte plus de 50 occurrences de l’adjectif neu (qui en allemand couvre à peu près le même spectre sémantique que les adjectifs français « nouveau » et « neuf »), seul ou en composition ; la plupart de ces occurrences constituent donc des ajouts par rapport au texte rabelaisien.
I. De manière générale, le sémantisme de la nouveauté traduit chez Fischart cette « avidité de nouveauté » régulièrement moquée par ses contemporains (ainsi par exemple de Michael Lindener dans ses Schwänke). Il concerne essentiellement quatre domaines clairement identifiables, avec des évolutions au fil des trois éditions de 1575, 1582 et 1590, et des connotations le plus souvent facétieuses, dans une posture de distanciation marquée.
1. Nouveautés éditoriales
Le champ sémantique de la nouveauté s’applique à de nombreuses reprises, dans la Gkl, au monde de la librairie. Rien d’étonnant à cela, dans la mesure où la Gkl elle-même, en raison de l’actualisation éditoriale dont elle fait preuve au fil des trois éditions (Fischart y insère systématiquement les références des nouveaux titres qui viennent de paraître), s’apparente à un catalogue de libraire, en une sorte de pendant narratif de la Bibliotheca universalis de Gesner. Dès le Prologue, le narrateur Elloposcleros s’adresse aux buveurs et vérolés de Rabelais, mais aussi, dans une très longue énumération, à tous les types de malades, aux flâneurs, aux bons à rien, etc. – et parmi eux, à « ceux qui guettent la sortie des dernières feuilles volantes » (« … Jr Sontagsjüngherlin/ Bursch und Markstanten/ Pflastertretter/ Neuzeitungspaͤher/ Naupentückische Nasen und Affentraͤher… »). Les « joyeuses et nouvelles chroniques » rabelaisiennes sont d’ailleurs traduites un peu plus loin par les « kurzweiligen zeitung und neuen Chronich » (« joyeux journaux et nouvelles chroniques ») qui procurent aux lecteurs « autant d’énigmes qu’il est possible d’en affabuler » (« Wa jr dan diß Lichtenbergisch traumdeiten nicht glaubt/ warum wolten jr nicht eben so vil von diser kurzweiligen zeitung und neuen Chronich halten/ die euch vileicht eben so vil raͤterst als jenes fabuliren kan aufgeben…»).
Cette avidité de nouvelles, comme la course effrénée aux livres imprimés, est également moquée, en 1590, dans le Catalogus catalogorum du même Fischart, qui présente une version largement augmentée, en langue allemande, du catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor de Rabelais : parmi les livres que recense le Catalogus, certains ont été imprimés, précise Fischart, mais la majeure partie, « étant donnée l’avidité, dans le monde d’aujourd’hui, avec laquelle on guette de nouvelles chroniques et on s’impatiente de nouveaux livres… », vont être imprimés (« Dieser nun hiefornen Registrierter Bücher seind zwar etliche getruckt gewesen/ vnd vielleicht noch etliche getruckt vorhanden : Mehrteils werden aber bey heutiger Newzeitung giriger vnd nach Büchern trachtenden Welt noch getruckt werden… », fin de la préface). Plusieurs titres du Catalogus (29, 43, 66, 200, 325, 345, 346, 355, 365, 406, 463), singeant les pratiques de librairie, mettent d’ailleurs en exergue la « nouveauté » de leur contenu, que ce soit avec une connotation négative (sont « nouveaux » tels soi-disant remèdes, tels moyens de mentir et de tromper, telles cartes marines non fiables…) ou positive (par ex. la Schneckenlinie, ou figura serpentina de Dürer).
C’est précisément parce qu’il espère satisfaire à ce désir de nouveauté tel qu’il le perçoit chez ses contemporains (« chacun demande s’il y a du nouveau », « … eyn jeder fragt, Nach Newerung… ») qu’Elloposcleros s’essaye, au seuil de la Gkl, à une épopée versifiée en langue allemande, sur un mode mi-sérieux, mi-burlesque. À la suite de sa transposition des Fanfreluches antidotées, il compose ainsi, en hexamètres, une dédicace aux « nobles et courageux Allemands de cœur et de sang » : « … So hab ich mich vnuerzagt, Auff semliches [1582 : jetztiges] gern gewagt:/ Vnd hoff solch Reimes art werd euch ergetslichkeit geben,/ Sintemal eyn jeder fragt, Nach Newerung die er sagt… » (« J’ai eu l’audace de tenter de tels vers, en espérant qu’ils vous plairont – d’autant que tout le monde est à l’affût de nouveauté ») ; cf. plus loin, III.
2. Le dernier cri à la foire de Francfort
La Gkl répercute également l’ensemble des nouveautés du marché, en particulier celles qui sont présentées chaque année à la foire de Francfort. Ainsi par exemple le jeune Gargantua allemand offre-t-il à ses visiteurs un étalon de Frise qu’il vient de faire acheter à Francfort (« Ich hab ihn erst neulich zu Francfort kauffen lassen… »). L’instruction du jeune géant se clôt par ailleurs dans le texte rabelaisien par la réalisation de « plusieurs petitz engins automates, c’est-à-dire soy mouvens eulx mesmes » ; chez Fischart, Gargantua ne se contente pas de les construire, il les invente lui-même la cinquième roue du carrosse, de nouveaux types de serrures, des luths automates…, et surtout de « nouveaux tourne-broches automatiques » : « … erfunden, baweten vnd zimmerten viel kleine sinnreiche automata, das ist, selbs bewegliche kunstwercklin, newe Pratspiβwerck (dern Rob. Stephani sich so sehr zu Franckfort erwundert, als er jhr Meβ beschreibet : ) Das Fünfft Rad am Karren […] New Trägerzeug, newe Schlösser zu gewelben vnnd Kisten, die fürfallen mit einem Schlüssel […] selsam Fuβeisen, unerfaulige Deuchel, Lauten die sich selbs richten… ». Ces nouveaux tournebroches (newe Pratspiβwerck) ont, précise Fischart en 1582, vivement impressionné « Robert Estienne » à la foire de Francfort. Fischart intègre dans la fiction la mention qu’avait faite Henri Estienne d’un tournebroche automatique dans son Eloge de la foire de Francfort, publié en 1574 : dans l’exemplaire de l’Eloge que possédait Fischart (conservé actuellement à Salzbourg), ce dernier avait en effet noté par une manchette ledit tournebroche. Cette innovation technique notée par Estienne a donc été repérée par Fischart, qui l’intègre dans la fiction en l’associant à l’inventivité du jeune géant.
3. Les « nouveaux mondes »
Dans la très longue pièce en vers qu’il adresse à ses livres au cœur de l’épisode thélémite, le narrateur de la Gkl renvoie aux cartes suspendues au mur de la bibliothèque de Thélème, qui expliquent le déroulé des batailles romaines ainsi que les endroits où l’on « fonde de nouvelles îles » (« wo man neu Insuln gründt »). Sur la page de titre de l’édition de 1582, les géants sont (entre autres) « sultans des nouvelles Cannaries » (Soldan der Neuen Kannarien).
L’évocation de ces « nouvelles terres » porte également une critique à peine déguisée des agissements des colons. Sous la houlette de Ponocrates, le Gargantua allemand apprend à nager dans toutes les positions, y compris sous l’eau. Il est alors comparé, entre autres, à « ceux des nouvelles îles, lorsqu’ils fuient les Espagnols » (« die in neuen Insuln, wann sie die Spanier fliehen », Gkl 26 ; Garg 23). Au chap. 1, à propos de l’intensité et du désordre des migrations humaines qui rendent impossible la reconstitution de toute généalogie, Fischart ajoute une référence au peuplement des « nouvelles îles » (« Newen Inseln ») qui s’est fait par le biais de « bandits » (Banditen) ___ bandits dont l’édition de 1590 note la présence dans l’ensemble du « nouveau monde » (new Welt, Gkl 1).
Sur un mode plus facétieux, et dans une veine lucianesque, Fischart insère dans la liste des « livres de [s]on invention » (Prologue), un traité consacré aux « îles nouvellement découvertes dans les airs » (Von Neuerfundenen Inseln inn den lüfften), entre un ouvrage sur la « construction des châteaux en Espagne » et un autre consacré à la bataille entre les nains et les grues. L’un des titres du Catalogus, enfin, parodie la fascination exercée sur ses contemporains par toutes les nouveautés importées du « nouveau monde », que Fischart situe sur la lune (Monwelt) : Die Newerfunden wandelbahr Monwelt/ Neuer Kreuter Newer wörter neues Glaubens/ neuer Artzeney/ neuer Juristerey/ neuer Dialectic/ neuer Rüstung/ neuer Fünd. Durch Gebahrt Seeliung (Catalogus n° 305).
4. Polémiques confessionnelles : honni soit le « nouveau » !
Enfin, de manière plus grinçante, et plus topique, les « nouvelles îles » sont également, dans un virulent pamphlet publié par Fischart en 1577 contre Rome et les Jésuites, le lieu où aurait été découverte « récemment » la « merveille maritime » qu’est la « Tête de Méduse gorgonesque » (Der Gorgonisch Meduse Kopf. Ain fremd Römisch Mörwunder, neulicher zeit, inn den Neuen Insuln gefunden, vnd gegenwärtiger gestalt on etlichen Jesuitern daselbs, an jre gute Gönner abcontrafait heraus geschickt, Strasbourg, B. Jobin, 1577).
Dans le cadre confessionnel, l’adjectif neu est le plus souvent connoté négativement chez Fischart. Dans le chapitre consacré aux jeux de Gargantua (Gkl 25), l’un des jeux de cartes, qualifié de « nouveau » par le narrateur (ajout de 1582), renvoie ainsi aux ordres et congrégations catholiques honnis : le rouge des « chapeaux de cardinaux », le gris des « capuchons des moines », le bleu des « chapeaux quadricornes » jésuites et le noir des capes des prédicateurs (« So muβ ich mir bei der Heyligen Aeschen, die new Kart bekommen, von vier ausserlesenen Farben, Roten Cardinalshüten, grawen Mönchskappen, blawen Cornutschlappen, und schwartzen Predicantischen vberParetdellern »). Lorsque Jobelin est congédié et que Ponocrates le remplace, ce dernier est choisi contre ces « newe Lectoriabrillen » qui portent le quadricorne et font de leurs élèves des « bœufs » ou des « arrogants ».
II. Renouveler l’antique vs renouveler l’ancien (médiéval)
C’est cette même Zeitungkitzel, cette « démangeaison d’être toujours au courant des dernières nouveautés », que Fischart flatte en annonçant les aventures à venir de Pantagruel comme une « neu Zeitung » (Gkl 2), et dont il s’amuse aussi dans l’un des passages de son Aller Practic Grossmutter (1572, augmentée en 1574). La Practic, surtout dans la seconde édition de 1574, reprend une grande partie de la Pantagrueline pronostication de Rabelais, que Fischart entrelace avec d’autres pronostications contemporaines. Rabelais s’amusait de la curiosité des Français et de leur possible crédulité, et proposait de mettre à l’entrée du Royaume des examinateurs chargés de vérifier la véracité des nouvelles qu’on y apportait. En transposant et amplifiant le passage, Fischart ajoute la nécessité, pour satisfaire à une telle « démangeaison de nouvelles », d’inventer mille mensonges (Lüge). Or les mesures préconisées par Rabelais aux frontières du Royaume sont comparées par Fischart à « ce qu’a établi notre gargantuesque Seigneur Pantagruel dans tout son royaume d’Utopie, de Sans-Lieu et des Dipsodes » (« dergleichen vnser Gargantuwischer Herr Pantagruel in seinem ganzen Land Utopia/ Onorten vnd Dipsoden hat angestellt »). Voilà donc l’Utopie gigantale érigée en conservatoire des mœurs et coutumes anciennes, qu’il faut préserver aussi bien des « innovations et fausses chroniques » que des « fausses marchandises » (« gleich so wol die neuerungen vnd falsche zeitungen in das Land zu bringen/ als falsche waren einzufüren/ soll verhüt werden »). Toutes en effet risquent de « corrompre » l’« âme solide et sainte » des Utopiens (« durch jenes aber das standhaft selig gemüt inn verderben gebracht wird »). Il s’agit bien, dans cette Utopie rabelaisienne revisitée, de préserver intactes et immuables, par la droiture du discours et des actes, les mœurs antiques et l’état des choses tels qu’ils ont été légués par les ancêtres (« Moribus antiquis res stat Onorta, virisque/ Bei dern ersten sitten vnd altem stand/ Durch der Alten vorfarn redlich red vnd hand/ Besteht noch das Alt Onorter Land »). En ce sens, tout ce qui qui est nouveau est suspect, de même que tout ce qui est étranger : on retrouve là un motif récurrent sous la plume de Fischart. Rien ne vaut l’ancien, donc !
… le premier propos qu’on tient a gens fraischement arrivez sont. Quelles nouvelles ? scavez vous rien de nouveau ? Qui dict ? qui bruyt par le monde ?
Et tant y sont attentifz, que souvent se courroussent contre ceulx qui viennent de pays estranges sans apporter pleines bougettes de nouvelles, les appellant veaulx & idiotz. Si doncques comme ilz sont promptz a demander nouvelles autant ou plus sont ilz faciles a croire ce que leur est annoncé, debvroit on pas mettre gens dignes de foy a gaiges a l’entree du Royaulme
qui ne serviroyent d’aultre chose sinon d’examiner les nouvelles qu’on y apporte, & a scavoir si elles sont veritables ?
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… Also das man noch täglich erfäret und höret/ das die erste frag/ die man die fremde/ oder die erst ankomende Leut/ fraget/ ist : Was Neus ? Was Neus ? Was gut gescheis ? Bringt jr kein Zeitung ? Wat sägt man gots ? Wie stätz inn der Welt ? Was soll der gefragt gesell tun ? Wan man also vm jn/ wie vm ein Merwunder/ stehet/ das maul aufspert/ die augen zerzert/ die oren herzu streckt/ vnd jne einer fornen/ der ander hinden leckt : will er jr abkomen/ er mus wol etwas lügen/ dz er sie mög vernügen : Hau/ so lügt er dan aus Schwäbisch Indien vnd |A6v°] Welschen Krabaten heraus/ das es möcht stiben : O/ da wanderts dan als bald von eim maul ins ander/ da gibts Ratschläg/ Reichstäg/ schöne Vornastichische bedenken. Da schreibts ein jder auf der post hinweg/ da schickt man inn die häuser darnach/ lad die Neuzeitungbrütler zu gast/ preβt vnd trott noch meher lugenhaft vmständ von inen : Da heisset es warlich/ Mendacum oportet esse memorem. Der Neuzeitung dichter mus wissen wa man über die Bruck zu Venedig rent. Wer als dann sein mus nicht vmsonst will essen/ der mus da die lugen/ wie die Landsknecht den Sammat/ mit Reisspisen vnd klaftern ausmessen. Dan man find Leut/ die so gar Neuzeitlich sind/ das auch oft über die arme Teufel zörnen/ die nicht ganze truhen vnd bulgen voll Zeitung bringen/ schelten sie Eselsköpf/ vnd vnerfarne tropfen/ die nich wissen wa es geregnet hat. Wann sie als dan eim jglichen anbringen/ so leichtlich glauben geben/ als leichtlich sie es erfragt haben. Was solt es hindern/ das man nicht auch ein solche ordnung fürnäme/ dergleichen vnser Gargantuwischer Herr Pantagruel in seinem ganzen Land Utopia/ Onorten vnd Dipsoden hat angestellt : das man nämlich auf die gränzen des Königreichs/ an die anfart der merstös/ inn die Päβ/ vnder die Tor/ glaubwirdige Leut besoldet vnd stiftet/ welche alle die Neuzeitung/ so an kämen/ zuvor erwegen/ gründlich erförschelten/ wanneten vnd reuterten/ zu wissen/ ob sie/ wie die Rübler [A7r°] gulden/ die prob hüten ? Warlich/ als mich bedunkt/ möcht diese ordnung wol bestehen/ vnd soll auf dem nächsten Reichstag fürgebracht werden. Jn bedenkung/ das gleich so wol die neuerungen vnd falsche zeitungen in das Land zu bringen/ als falsche waren einzufüren/ soll verhüt werden. Dann durch dises allein die leibliche güter/ durch jenes aber das standhaft selig gemüt inn verderben gebracht wird. Vnd zwar berürt ordnung hat meim Herrn Pantagruel nicht ein kleins zu aufbringung seiner Land erschossen/ auch seine vntertanen bei vnverfälschten aufrichtigen sitten vnd gebräuchen erhalten/ also das da war erscheinet/ Moribus antiquis res stat Onorta, virisque Bei dern ersten sitten vnd altem stand/ Durch der Alten vorfarn redlich red vnd hand/ Besteht noch das Alt Onorter Land. Seind auch bei solchen wäsen rechlich gesegnet worden/ das sie heutigs tags nicht zeitlich gnug trincken können/ sonder den wein ausschütten müssen/ wan jnen nicht getreue hülf von guten wolbesoffenen schlurkern zustehet. (Aller Practic 1574, Vorred, f. A6r°) |
L’ancien, cependant, n’est pas nécessairement l’antique. Un passage, dans la Gkl de 1575, témoigne au sein de la fiction de cette conscience d’une nécessaire continuité avec la période médiévale (qui, dans l’Empire, ne connaît pas ___ pour dire les choses extrêmement rapidement ___ le discrédit qui lui portent les humanistes des pays de langue romane). Dans le texte français (Garg. 8), Grandgousier associe les anneaux portés aux doigts de son fils au « renouvellement » de l’usage antique romain qui distingue la noblesse, en l’occurrence les chevaliers. Sous la république romaine, seuls les equites avaient en effet le droit de porter des anneaux d’or (et une robe ornée de pourpre). Le Gargantua français renoue donc avec l’usage romain : il incarne les valeurs et la vaillance de la noblesse antique, auxquelles il va redonner corps.
Le texte allemand, qui traduit « noblesse » par « noblesse et chevalerie », semble revendiquer pour Gargantua tout autant l’héritage antique que celui, glorieux, du Moyen Âge – et cela dans une triple distanciation comique :
– « le signe antique » du texte français est traduit par des langwolhergebrachten alten zeichens, qui joue sur wohlhergebracht (équivalent allemand du latin a majoribus bene traditus) et Langwol, « cervoise ». On obtient donc quelque chose comme : « l’ancien signe transmis par noble voie/vin » ;
– l’escarboucle grosse comme un œuf d’autruche du texte français est rapportée à un épisode de la geste du Duc Ernest (Herzog Ernst), héros d’une épopée médiévale allemande du XIIe siècle (l’escarboucle apparaît au Duc au moment où celui-ci doit traverser la montagne que traverse la Donau : il la tranche alors en deux de son épée).
– le verbe français « renouveler » est traduit en allemand par un doublon : zu einer widerstattung vnd frischergäntzung, c’est-à-dire l’action de « remettre en état et rafraîchir ». Le premier substantif, Widerstattung, indique une « compensation », une « restitution ». Il semble cependant revêtir ici un sens plus spécifique, pointé par le Deutsches Wörterbuch des frères Grimme, celui de wiederherstellung, c’est-à-dire de « rétablissement », de « restauration », de « remise en état », qui correspond à l’idée de « renouvellement » présente dans le texte français. Le second substantif cependant, Frischergäntzung – une création lexicale de Fischart et un hapax dans la Gkl ___ associe le substantif Ergäntzung, qui a le sens du latin refectio (réfection, réparation), et l’adjectif frisch, « frais », qui indique souvent qu’une action vient d’être accomplie ; on aurait donc ici l’idée de remettre en état en donnant un petit coup de neuf. Le doublon choisi par Fischart infléchit ainsi l’idée française de « renouvellement » vers une « remise en état » et un « rafraîchissement » de ce qui existe déjà. Il suppose implicitement que ces fameuses noblesse et chevalerie anciennes avaient perdu de leur vigueur (et non qu’elles avaient disparu, comme implicitement dans le texte français).
Garg. 8, « Comment on vestit Gargantua »
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Gsch 11, « Von des Gargantua lustiger Kleidung, vnd seiner bescheidung » (Schnabel 177)
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… Pour ses aneaulx (lesquelz voulut son père qu’il portast pour renouveller le signe antique de noblesse) il eut au doigt indice de sa main gauche une escarboucle grosse comme un œuf d’austruche, enchassée en or de seraph bien mignonement. |
… Sein Vatter wolt auch daβ er Ring trüg, zu einer widerstattung vnd frischergäntzung des langwolhergebrachten alten zeichens des Adels vnnd Rittermässigkeit, wie solchs die Historien vnd Juristen ‘de Iure aureorum Annulorum’ beweisen. Vnd Plini Lib. 33 cap. 1. Lieβ jm derhalben an den Lincken Zeigfinger einen Carfunckel, so groβ als ein strausenai, wie dern einer der Hertzog Ernst mit dem Schwert auβ dem berg hauet, einfassen, fein schraf mit Seraphgold von Ophir vnd Saba. |
De même, le chapitre 9 consacré aux couleurs et vêtements de Gargantua, stigmatisait quiconque voudrait encore, « après la restitution des bonnes lettres » en France, user d’homonymies insipides en guise de devises, et louait ainsi la restauration des textes grecs et latins favorisé par l’élan philologique des humanistes français. Fischart transpose par « à la lumière des bons arts qui brille aujourd’hui » (« bei heutigem Licht guter künst », guter Künst étant l’équivalent allemand des bonae artes latines), sans notioon de restitution, de renaissance des arts antiques, donc.
Garg. 9, « Les couleurs et livrées de Gargantua » (Huchon 29)
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Gsch 12, « Von den Hoffarben vnd Gemerckreimen des Gargantua vnd sein Sönlins, des schönen Hembdfänlins » (Schnabel 181-182)
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… Que sont homonymies tant ineptes, tant fades, tant rusticques et barbares, que l’on doibvroit atacher une queue de renard au collet, et faire un masque d’une bouze de vache à un chascun d’iceulx, qui en vouldroit dorenavant user en France après la restitution des bonnes lettres.
Par mesmes raisons (si raisons les doibz nommer, et non resveries)…
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… Welches alles vnd anders meher so vngereuterte vnd vngereimte närrische, Barbarische, Homonima oder Nameynige Wortgleicheiten sind, daβ man bei heutigem Licht guter künst forthin einem der sie meher prauchet, solt einen Fuchsschwantz an hals hencken, vnd ein Butzenantlitz von Kütreck fürthun, oder im Meyen inn süssen warmen Kütreck abtrucken, auff dz man die Gauch kennet. Ja mit eym warmen Kütreck ein zeychen inn backen Prennen. Mit diser weiβ, wann diβ gelten soll… |
III. « Nouveautés » poétiques en langue vernaculaire
Dans le texte rabelaisien, Des Marays présente à Grandgousier le jeune Eudémon, 12 ans : « … voyons, si bon vous semble, quelle difference y a entre le sçavoir de voz resveurs mateologiens du temps jadis et les jeunes gens de maintenant ». L’opposition rabelaisienne « du temps jadis »/ « de maintenant » est rendue chez Fischart par « de l’ancien monde » (« auβ der alten Welt ») / « de notre nouvelle réalité » (« dises vnseren Neuen wesens ») : « Nun laβt vns, wann es euch gelust, ein versuchens vnderstehen, was vnderscheyds sey zwischen eueren Matheologischen Künsthümplern, Weiβheitverkauffern vnnd Fantasten auβ der alten Welt, vnd den jungen Leuten dises vnseren Neuen wesens » (Gkl 18). L’opposition entre ancien (« du temps jadis ») et nouveau (« de maintenant ») est ensuite redoublée chez Rabelais, mais décalée, au moment où Eudémon achève son éloge : en raison de la qualité de son éloquence latine, Eudémon passe en effet davantage pour l’un de ces grands orateurs « du temps passé » (Gracchus, Cicéron, Emilius) que pour « un jouvenceau de ce siecle » : « Le tout feut par icelluy proferé avecques gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant eloquente et languaige tant aorné et bien latin, que mieulx resembloit un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siecle ». Eudémon incarne ainsi chez Rabelais la renaissance de la grande éloquence latine, qui ridiculise le mauvais latin des théologiens ; en lui renaissent les grands orateurs.
En 1575, Fischart ne traduit pas « du temps passé » et rend « de ce siècle » par diser neulicheren zeit, littéralement « de la période la plus récente » : « Diβ alles ward von jm mit so artlichen vnd sachgemäsen geberden dargethan, mit so deitlicher red fürgebracht, beredtfertiger Zng auβgesprochen, vnd mit zierlichem gutem Latin erkleret, dz er sich eher einem Gracho, einem Cicero, als einem jungen Knabatzen diser neulicheren zeit solt vergleichen ». En 1582, tandis qu’il renforce le contraste comique entre Eudémon, bien alerte, et Gargantua complètement « à côté de la plaque » (verzuckt) et « mollasson » (träge), qu’il s’agit de réveiller, Fischart maintient la comparaison avec Grachus et Cicéron, mais remplace la comparaison avec Emilius par une comparaison avec les « oratori’ papaux et royaux, Sadolet, Bembo, Longolio, Muret » : Eudémon incarne les orateurs antiques en même temps que ceux qui ont fait renaître ces orateurs, dans une sorte de renaissance au carré : « Diβ alles ward von jm mit so artlichen vnd sachgemäsen geberden dargethan, mit so deitlicher red fürgebracht, beredtfertiger Zng auβgesprochen, vnd mit zierlichem gutem Latin erkleret, dz er sich eher einem Gracho, einem Cicero, einem Päpstlichen oder Königlichen Oratori, Sadoleto, Bembo, Longolio, Mureto, als einem jungen Knabatzen diser neulicheren zeit solt vergleichen ». Or « papal » sous la plume de Fischart est rarement laudatif…. De fait, en 1590, Eudémon ne parle plus seulement un magnifique latin, mais aussi – et à la première place – un « bel allemand orné » (« … mit zierlichem gutem Teutsch vnd Latin erkleret… »). Le modèle n’est donc plus à chercher du côté de la restitution de l’éloquence antique, mais dans l’affirmation de vernaculaire. Les « temps nouveaux » sont caractérisés par l’affirmation de la langue allemande comme langue de l’éloquence.
À la fin des chapitres consacrés à l’instruction de Gargantua, Fischart fait encore porter à son géant la même ambition de « nouvelles » voies poétiques. Le Gargantua de Rabelais composait des épigrammes latines avant de les mettre « par rondeaux et ballades en langue Françoyse », s’entraînait à réciter par cœur des vers antiques et composait à son tour des épigrammes : « … descripvoient quelques plaisans epigrammes en latin, puis les mettoient par rondeaux et ballades en langue françoyse » (Garg. 24). Chez Fischart, Gargantua traduit les épigrammes latines en rondeaux et balades en langue allemande et compose de nouvelles paroles de chansons à partir de toutes sortes de mélodies qu’accompagnent de « nouvelles danses » : le narrateur accorde une attention toute particulière à ces dernières, déclinées en « nouveaux sauts » (neue sprüng), nouvelles Passa repassa, nouvelles danses à sauts (neue hoppeltaͤntz). Or les formes dansées servent en 1582 explicitement de support à la création de formes rimées. En rime interne avec les neue spruͤng, le narrateur ajoute en effet des neue buͤnd (« nouveaux types de rimes ») qui sont autant de « nouvelles rimes fischartiennes » (« neue Wissartische Reimen »), composées dans le mouvement même d’une danse : elles sont constituées de « trois sauts et deux pas » __ la notation ici peut tout aussi bien être celle de la scansion d’un vers : « Wiewol nun also derselb Tag ohn Bücher vnnd Lectur hingieng, gieng er gleichwol nicht on Frucht ab: Dann sie erinnerten sich inn dieser lustigen Wisen, etlicher schöner Verß oder sprüch vom Feldbau, auß dem Vergilio, Hesiodo, Rustico, Politiano: Clemente Affrico: machten unnd schriben inn ihre Schreibtäflin etliche kurtze lustige Epigrammata zu Latin, unnd übersetzten sie darnach inn Rondeo und Ballade gestalt auff Frantzösisch oder Teutsch, Reimeten umb die wett, dichteten Lieder, auff allerley melodei, erfunden neue bünd, neue däntz, neue sprüng, neue Passa repassa, neue hoppeltäntz, machten neue Wissartische Reimen von gemengten trey hüpffen und zwen schritten » (Gkl 27).