Le mot « siècle » dans l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne. Marquer l’opposition ou estomper les limites temporelles ?
Version revue et corrigée le 28/04/21
Un dispositif à double détente
L’Apologie pour Hérodote, publiée par l’imprimeur humaniste et réformé Henri Estienne au début des Guerres de religion (1566), dénonce les fautes du catholicisme sous l’angle de la succession des temps[1]. Son titre intégral laisse deviner un dispositif à double détente :
Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes, avec les modernes, ou traité préparatif à l’apologie pour Hérodote
La deuxième partie, retenue pour titre usuel du traité, annonce un plaidoyer en faveur de l’historien antique, Hérodote ; ce dernier a été accusé de ne pas être crédible par une longue tradition critique, qui remonte a Thucydide, transite par Cicéron, et trouve un écho dans l’humanisme italien, dont Estienne entend souligner les limites. Mais dans sa première partie, ce titre évoque une comparaison entre des «merveilles» du passé et du présent ; il s’intéresse donc aux mirabilia, des faits incroyables, incongrus, voire scandaleux[2]. L’aboutissement de cette comparaison est une attaque massive contre l’Église catholique.
Comment passe-t-on de la réhabilitation humaniste, fondée sur une démonstration historiographique, à un pamphlet religieux ? Par le biais d’un procédé dont Estienne invente le nom français, l’analogie[3]. Son raisonnement est le suivant : on accuse Hérodote de raconter sur les Égyptiens ou les Perses des histoires totalement invraisemblables. Mais l’historien ne suit pas le vraisemblable, il relate le vrai ; or le vrai est souvent invraisemblable. Pour s’en convaincre, il suffit de transposer par analogie le regard de l’historien antique sur les périodes qu’il observe à « notre époque », ce milieu de XVIe siècle chrétien. : si l’on observe ce qui se passait en France il y a quelques décennies, on rencontrera facilement des faits qui paraitront fortement invraisemblables à nos contemporains.
Le glissement satirique passe surtout par les exemples qui viennent illustrer cette analogie. La réhabilitation d’Hérodote est étayée, vigoureuse ; nourrie du relativisme de Sextus Empiricus dont Estienne a traduit les Hypotyposes pyrrhoniennes en 1562[4], elle marque une étape dans la réflexion historiographique du XVIe s., et influence certainement Montaigne, qui en saisira toute la puissance. Mais elle ne s’étend guère au-delà des quelques textes liminaires. Les exemples de faits incroyables mais assez récents, et donc vérifiables, suivant le principe de l’autopsie, occupent l’essentiel de l’ouvrage, constitué d’une quarantaine de chapitres répartis en deux livres. Or ces exemples sont tous empruntés au domaine religieux : les faits relevés sont le pouvoir des papes, les erreurs des théologiens, les élucubrations des prédicateurs, la perversion des moines et encore l’incompréhensible prétention de manger son dieu. Le retournement de l’exposé historiographique en discours satirique est largement lié à la nature des exemples présentés, qui mêlent sans distinction mise en cause des dogmes, controverse exégétique et dénonciation des abus ; en outre les histoires ainsi accumulées sont volontiers facétieuses et souvent graveleuses. L’avalanche d’exemples biaise le propos : la réhabilitation d’Hérodote, vite réglée, se laisse submerger par ce cabinet de curiosités catholiques. Les exemples contemporains, censés fournir une explication didactique pour saisir la situation de l’historien antique, s’imposent par la masse, et détournent le propos vers une mise en scène accablante de la rupture qui sépare le présent dans lequel s’exprime Estienne et les périodes qui l’ont précédé. Pour les besoins de sa cause militante, ce traité des « merveilles » (qui est donc un traité des monstruosités) met ainsi en place une démonstration temporelle implacable, qui en fait un grand texte de réflexion humaniste sur la rupture chronologique.
La vision du temps : courants et contre-courants
La démonstration chronologique ne confirme cependant pas tout à fait la rectitude annoncée par les propos liminaires ; la mécanique analogique ne s’applique tout à fait avec la rigueur attendue. D’emblée, la mise en perspective des périodes est associée de manière assez vertigineuse à une autre vision du temps, plus habituelle, qui consiste à distinguer les grands âges de l’humanité, suivant le songe de Daniel et les mythographes antiques. Cette vision repose sur une conception majoritairement pessimiste de l’histoire, associant l’écoulement du temps à un principe de dégradation (même si dans l’optique chrétienne, l’apocalypse appelle la Rédemption). Elle est donc en partie contradictoire avec le dispositif comparatiste annoncé, lequel repose sur une vision plutôt progressiste, suivant laquelle il suffit de se pencher sur un passé proche pour y trouver des faits devenus inconcevables.
La contradiction n’est pas totale, car au sein de chaque dispositif, Estienne s’interroge sur la possibilité de dynamiques contraires (amélioration d’un âge à l’autre, constat que le présent est parfois pire que le passé). Mais cette interrogation ajoute un degré de complexité à son discours. Elle trouble particulièrement le discours comparatiste qui devait nourrir l’analogie. La distance entre le passé récent observé par Estienne et son présent ne semble pas fixe ; il semble prompt à désigner comme révolues des pratiques persistantes à son époque, et même réaffirmées récemment par le concile de Trente. Ajoutant un étage à cette mise en perspective des plans temporels, il évoque avec inquiétude la vision que la postérité aura de son époque – ne nous jugera-t-elle pas avec la même dureté que nous jugeons nos prédécesseurs ? Mais il semble par moments anticiper ce lendemain assagi, et le passé qu’il frappe d’obsolescence ressemble beaucoup au présent de la France catholique, qu’il entend dénoncer comme aussi scandaleux que la civilisation perse évoquée par Hérodote. Cette posture caractérise les textes qui, dans les années 1560, proclament par anticipation la victoire de la réformation religieuse. Cela permet de regarder ce passé immédiat avec effarement, en lui appliquant un principe de distanciation que les philosophes des Lumières nous ont rendu familier.
Le mot « siècle », un shitfter temporel
L’orientation militante semble ainsi dérégler quelque peu l’analogie, et introduire une part de flou dans l’étagement chronologique. Ces effets de brouillages reposent en grande partie sur l’emploi massif du mot « siècle » – plus de 200 occurrences dans le traité – pour désigner les différentes périodes. Ce mot dont on connaît bien la polysémie semble ici être employé en raison même de sa polyvalence, pour dire l’opposition des époques tout en rendant possible la mobilité de leurs frontières.
Rappelons que dans la langue ancienne, le mot « siècle » hérite de la polysémie du mot latin, qui peut désigner une engeance[5], une génération[6], une longue suite d’années, cent ans[7], ou une époque[8] (on pourra également consulter le billet de Laetitia Sansonetti sur « Le mot « siècle » dans les textes publiés en Angleterre au 16e siècle »). Estienne est un linguiste, avant d’être un historien ; la variabilité du sens n’a pas de secret pour lui. Il est significatif que le Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne, premier manuel du genre, en 1539, ne propose pour le mot siècle que son homologue « seculum », comme si le rapport entre les deux termes était une stricte équivalence – plus bas, le mot « siège » est glosé en plusieurs dizaines de lignes[9].
L’évolution de la langue a pourtant apporté des nuances : en français l’idée de race ou d’engeance s’est estompée, tandis que la langue ecclésiastique a ajouté à ces valeurs l’emploi du mot « siècle » pour désigner ce qui est soumis à la durée (l’ici-bas, la vie du monde) par opposition à ce qui ne l’est pas (l’au-delà, le spirituel)[10]. La polysémie du terme se partage donc entre des valeurs temporelles et des valeurs non temporelles ; et à l’intérieur des valeurs temporelles, l’étendue de temps est variable, d’une période courte, ce que nous appellerions l’actualité, à un temps dépassant la centaine d’années, ou même une ère, un « âge », comme nous le verrons. Estienne avoue dans un passage de l’Apologie donner « un peu plus court terme à ce mot de siecle, qu’on ne luy donne ordinairement », en le limitant dans l’occurrence concernée à « soixante ou quatre vingts ans[11] ». Cette remarque atteste malgré tout d’une nette conscience de la norme centenaire déjà en place, tout en lui accordant une valeur facultative, surtout si l’on pense en latin. Dans un article important sur cette question, A. Niderst avait observé des emplois variés du terme jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et l’on trouverait sans peine des exemples plus tardifs[12]. Cherchant à catégoriser chaque occurrence, il constatait que « l’équivoque subsiste souvent ». Dans la langue classique, le mot siècle est un mot valise, presque un mot outil, une sorte de shifter temporel[13] permettant de désigner une réalité massive en laissant la spécification de ses contours et de ses proportions à l’appréciation du lecteur.
Variabilité sémantique. Quelques exemples
C’est à l’évidence l’emploi qu’en fait Estienne dans son Apologie pour Hérodote. Nous nous contenterons ici de relever quelques occurrences contrastées, illustrant l’emploi de ce terme comme marqueur de la rupture, et témoignant de sa plasticité sémantique. Dans ce cadre restreint, on peine d’ailleurs à dépasser l’emploi de ce terme dans les titres, tant il y est déjà profus et porteur d’enjeux sémantiques. La fréquence et la polysémie du mot « siècle » y sont particulièrement remarquables, sans doute parce que la brièveté requise favorise l’emploi de ce terme synthétique, tandis que dans le corps du texte on trouvera plus volontiers des périphrases, un peu plus volumineuses mais moins ambivalentes.
Ajoutons que l’ouvrage a donné lieu à une traduction anglaise, A World of vvonders: or An introduction to a treatise touching the conformitie of ancient and moderne wonders or a preparative treatise to the Apologie for Herodotus, attribuée à Richard Carew (Londres, Richard Field, 1607). Les choix de traduction opérés par cet ouvrage nous fourniront des indices éclairants sur le sens prêté au mot « siècle » dans ses différents usages ; le billet de L. Sansonetti sur les traductions de « siècle » chez Estienne et de « siglo » chez Las Casas prolonge et approfondit cette interrogation, en insistant sur un point décisif : l’inexistence, en langue anglaise, d’un terme équivalent, ce qui oblige à recourir à des solutions périphrastiques (le terme century fonctionnant alors d’une manière similaire au mot centurie utilisé en moyen français, et devenu inusité en langue moderne).
1. Le siècle-âge de l’humanité
Plusieurs titres de chapitres contiennent de multiples occurrences du mot « siècle ». C’est le cas du chapitre II :
« Autre description de l’estat du premier siecle (appelé par les poetes siecle de Saturne, & siecle d’or) tel qu’il nous est representé en la Bible, apres la transgression du premier homme. En quel sens nostre siecle peut avoir ces deux titres du premier siecle ».
On peut distinguer ici deux significations dominantes. Dans les emplois qualifiés (« premier siecle », « siecle de Saturne / d’or »), le terme désigne une période très étendue, une ère, un âge de l’humanité, lesquels se réfèrent à une chronologie mythologique . Ce qui domine ici n’est pas le caractère irréel de cette temporalité (comme l’indique le rapprochement avec la chronologie biblique, supposée historique), mais plutôt le fait qu’elle fasse partie de l’Histoire générale de l’humanité, perçue dans ses grandes étapes. Il y a sans doute une certaine ironie à rapprocher ces grands âges de l’humanité avec « notre siècle », période équivalente à celles que nous évoquions précédemment, oscillant entre une génération et un siècle. Par l’effet de l’antanaclase externe (répétition d’un même terme dans des sens différents), Estienne propose ici un rapprochement choquant entre deux chronologies disproportionnées. On ne saurait dire avec certitude dans quel sens va la provocation – c’est le privilège de l’ironie. Il faut peut-être lire ce parallèle déséquilibré comme une allusion un peu narquoise aux interprétations millénaristes, mentionnées dans le corps du texte, et auxquelles Estienne préfère certainement l’idée d’une réformation assez radicale, permettant de favoriser le chemine vers la Rédemption, à l’intérieur du temps humain, qu’il ne semble pas considérer sérieusement comme arrivé à échéance. Il aurait pu désigner les grandes ères de l’humanité avec le mot « aage » qu’il utilise assez couramment (une vingtaine d’occurrences). L’expression est attestée : en 1545, dans le Monde à l’empire, autre ouvrage évoquant la dégradation progressive de l’Église, auquel Estienne fait référence, Pierre Viret évoque « l’eage d’or, d’argent, d’aerain et de fer[14]». La répétition du mot « siècle » dans l’Apologie n’était pas inévitable, de même que « nostre siecle » aurait pu être désigné avec l’expression « nostre temps » que l’on rencontre abondamment dans le traité. Tout se passe comme si dans les titres, le mot « siècle » permettait, par son élasticité, de forcer en quelque sorte le rapprochement entre des périodes de durée, voire de nature, différentes.
Notons que dans la version anglaise de 1607, toutes ces occurrences du mot « siècle » sont traduites par « Age » (op. cit. p. 20)[15]. L’antanaclase semble fonctionner à l’inverse du texte français, mettant l’accent sur la période longue. La formule « nostre siecle » est traduite par une périphrase un peu alambiquée, « the Age wherein we live »[16]. L’absence de terme équivalant strictement à « siecle » a contraint le traducteur à trancher, et à considérer qu’Estienne faisait bien de son époque un nouvel âge de l’humanité.
2. Le siècle-actualité
Dans le titre et l’incipit du chapitre XI, livre I, on lit :
« Que le desbordement incroyable de nostre siecle nous rend vraysemblable et croyable tout ce que nous avons dit de la meschanceté du siecle prochain.
Combien que nous ayons ouy merveilles des dissolutions et enormitez en toutes sortes de vices, lesquelles se trouvent avoir esté pratiquees au siecle dernier et prochain voisin du nostre : si toutesfois nous voulons ouvrir les yeux et les oreilles, nous orrons et verrons […] choses qui non seulement nous feront aiseement adjouster foy à tout ce qui a esté dict, mais confesser que le mal passé, à comparaison du present, n’estoit encore que sucre, comme on parle en commun proverbe. »
Ce titre est un point de bascule dans la conduite du premier livre. Après avoir donné plusieurs exemples des vices du siècle précédent, Estienne resserre le principe de l’autopsie : sa fonction n’est plus de constater la vraisemblance des faits rapportés par Hérodote, au vu des aberrations constatées dans un passé proche, mais de confirmer l’authenticité de ces aberrations récentes, par comparaison avec des incongruités observées dans le temps présent. L’analogie didactique déplace le regard sur ce dernier, comme pour fournir une preuve supplémentaire ; mais ce glissement d’apparence incidente perdure jusqu’à la fin du premier livre, consacré à l’observation des fautes actuelles.
Nous retrouvons l’expression « nostre siecle » utilisée dans l’exemple précédent, mais son sens est bien différent. La comparaison avec le « siecle prochain » (c’est-à-dire précédent) lui donne une portée beaucoup plus réduite. Il n’est plus question de désigner une ère de l’histoire humaine ici, mais une période oscillant entre le temps actuel et le siècle calendaire, initié en 1500. Les exemples pris par Estienne dans ce chapitre et les suivants s’étendent jusque dans les années 1515-1520 (l’un de ses grands exemples étant le prédicateur G. Barletta, mort en 1518). On serait tenté de faire coïncider le siècle dont parle Estienne avec le lancement de la Réforme par Luther en 1517 : « nostre siecle » semble être cette période de bascule où l’on devrait aller vers une réformation radicale, mais où le vice et le crime semblent vouloir persévérer. La comparaison des deux périodes tient un double discours, affirmant à la fois que tout a changé, et que la lutte n’est pas finie.
Le découpage temporel se plie ainsi aux exigences de la démonstration morale. Le mot « siècle » se prête aux glissements de ce comparatisme miliant ; le voici disponible pour désigner des périodes hétéroclites, temps de l’expérience présente, temps historiques ou grandes périodes mythiques de l’humanité. Réceptacle lexical à amplitude variable, le mot « siècle » permet cette transitivité du vrai invraisemblable d’une séquence à l’autre de l’histoire humaine. Estompant les disproportions chronologiques, il est un rouage nécessaire du comparatisme historiographique. Un indice est sa disparition dans les passages qui ne s’adonnent pas à cette mise en perspective. Dans les chapitres qui suivent ce chapitre XII, Estienne se concentre sur une partie de l’argument, le constat des désordres de son époque. Les titres de chapitres évoquent successivement « le peché de sodomie…en nostre temps » (XIII), les « blasphemes de nostre temps » (XIIII), les « larrecins de nostre temps » (XV), etc. L’expression « nostre temps » est celle qui semble opérer le plus directement un rapprochement du regard sur l’actualité[17]. Le mot « siecle » produit déjà un éloignement ; il met à distance l’actualité et l’intègre à la chronologie de l’histoire humaine, faite de séquences pouvant être comparées et mises en analogie. Mais dans le titre du chapitre XI, il permet l’opposition entre les périodes, tout en offrant un écho avec les chapitres où la même expression s’intègre à une comparaison multiséculaire.
3. Les « siecles précédens », une perception de notre Moyen Âge ?
Nous terminons ce bref parcours avec le titre et l’incipit du chapitre X :
« Qu’il est vraysemblable qu’outre les vices repris par les prescheurs du siecle prochain au nostre, il y en avoit d’autres.
Avant que venir à faire la comparaison de la meschanceté des siecles precedens avec celle du nostre […] »
On peut s’interroger sur le pluriel qui apparaît dans l’incipit, tandis que le titre n’évoque que le siècle précédent. On pourrait supposer que ce pluriel désigne des générations, et renvoie au même empan temporel que la formule « siecle prochain au nostre » ; mais ne renvoie-t-il pas plutôt à la période intermédiaire entre notre temps et l’époque des Anciens, cette longue période que l’on ne parvient pas à cesser d’appeler le « Moyen Âge » ? Le principe d’aggravation des vices professé dans le premier livre implique que les maux observés dans le siècle passé existaient aussi, en partie, dans ceux qui l’ont précédé (qu’Estienne soupçonne d’avoir été moins prompts à reconnaître leurs propres vices). Les frontières temporelles ne sont pas fixes, mais une rupture se dessine progressivement. Ce qui distingue le siècle présent, notre siècle ou notre temps, est qu’il est le temps de l’autopsie, de l’expérience vérifiable, soit directement (et le mot « siècle » désigne alors une génération), soit de mémoire d’homme (et il s’étend alors à la séparation entre les siècles du calendrier chrétien). C’est le temps des faits dont il n’est pas permis de douter, quelle que soit leur monstruosité ; c’est le parangon à la mesure duquel peut être évaluée l’invraisemblance des faits révolus. Ce temps du vérifiable est placé au regard de toutes les périodes qui l’ont précédé ; parmi ces dernières domine le siècle précédent, mais il est extensible à tous les siècles antérieurs, ceux qui séparent les contemporains d’Estienne du moment zéro de ce calendrier, celui où la religion du Christ a été promulguée dans sa pureté originelle.
Cette temporalité militante n’est pas très éloignée de nos catégorisations usuelles (Moyen-Âge, Renaissance), dont on sait à quel point elles sont elles-mêmes issues de positions idéologiquement marquées. Mais en dépit de son implication de premier plan dans la rénovation des lettres antiques, Estienne ne paraît pas la considérer dans ce traité comme un élément de rupture majeur. Elle apparaît plutôt comme une évolution positive. Le point de rupture retenu dans cet ouvrage n’est pas culturel, il est moral, et il se situe aux alentours de 1517. Lorsque Estienne étend son regard à la pluralité des siècles qui le précèdent, il adopte une chronologie proche de celle du Monde à l’empire de Pierre Viret. Le Moyen Âge est le moment de la progressive dégradation du message christique. Cette vision apparaît dans l’ « Avertissement au lecteur » à travers cette déclaration qui illustre d’emblée la parenté entre l’historiographie d’Estienne et le regard relativiste porté quelques années plus tard par Montaigne sur les coutumes (dans le sillon de Sextus Empiricus) : « […] on voit le changement estre si grand es coustumes et manieres de faire d’un mesme pays de siecle en siecle[18]». Ce livre parlera de changements incroyables qui se tiennent en un même lieu, en passant d’un siècle à l’autre[19]. L’expression « de siecle en siecle » représente le temps comme une progression continuelle, avançant de degré en degré (quelle que soit leur hauteur précise) vers une catastrophe qui appellera une rupture, et peut-être une révolution (c’est-à-dire un retour aux origines). Dans cette conception, le mot « siecle » produit un effet de nivellement entre les périodes. Les périodes se suivent et se répètent ; la différence qui les sépare semble être purement quantitative. Elles se distinguent par l’abondance et la gravité des crimes et des abus qui s’y sont produits. Le mot « siecle » sectionne le temps en portions successives, comparables, et pouvant être ainsi placées sur la balance du bien et du mal. Son avantage est de permettre, par son élasticité, d’étendre la comparaison à des périodes qui n’ont en réalité pas la même durée, et de passer sans rupture manifeste de l’analogie multiséculaire, teintée de mythographie, à un regard presque sociologique sur les générations qui jouxtent la révolte luthérienne.
Une analogie élastique
L’Apologie pour Hérodote joue en quelque sorte sur un double tableau, celui d’un dispositif analogique souvent impitoyable, mais dont l’apparente rigueur est souvent estompée par un certain flou, fortement lié à l’elasticité du mot « siècle ». Il ne faut sans doute pas voir cette dernière comme un effet entièrement concerté. Ce genre de divagation n’a rien de rare dans les traités des humanistes. On peut y voir une traduction du fait que chez Estienne, le linguiste observant la variation des mots l’emporte sur l’historien soucieux de rendre le temps intelligible. Il reste que ce flou joue en faveur de son optique militante. A côté de la menace brandie par le jeu de la comparaison, qui suggère qu’on est toujours l’Égyptien d’un autre, il place le présent dans lequel s’exprime Estienne dans un moment de bascule, entre le passé fautif qui reste prêt à ressurgir, et la postérité réformée qui apparaît dans le dernier chapitre, et qui risque d’observer le temps présent comme une nouvelle période rempli de faits humains d’une absurdité à peine croyable.
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Henri Estienne, L’Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes ou, Traité préparatif à l’Apologie pour Herodote, éd. Bénédicte Boudou, Droz, Genève, 2007. Estienne publie son traité en novembre ; un an avant la deuxième guerre civile, la situation est bien tendue. Le régime de la paix d’Amboise, en place depuis 1563, n’a pas évité une montée des tensions, ponctuée de plusieurs incidents, tels que l’assaut des couvents de Pamier en juin 1566 – tandis qu’en août s’est développé une vague iconoclaste aux Pays-Bas. En septembre a paru le catéchisme du concile de Trente, qui s’est clos en 1563, réaffirmant l’idolatrie aux yeux des réformés. Calvin est mort en 1564. ↑
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Sur la notion de mirabilia, en particulier chez saint Augustin, v. Jean Céard, La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle en France, Genève, Droz, 1977, rééd. 1996, p. 21 et suiv. V. aussi le billet de Corinne Manchio évoquant l’importance du mot Maraviglia chez Machiavel. ↑
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« [Les lecteurs] apprendront par iceluy à confronter les histoires anciennes avec les modernes, et à considerer la conformité d’icelles, et l’analogie (si les oreilles Françoises peuvent porter ce mot) », éd. cit. p. 133. V. Bénédicte Boudou, « L’analogie dans l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne », dans Le Démon de l’analogie. Analogie, pensée et invention d’Aristote au XXe siècle, dir. Christian Michel, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 99-113 ; Pascal Payen, « Hérodote et la modélisation de l’histoire à la Renaissance (xve-xvie siècles) », dans Hérodote à la Renaissance, dir. Susanna Gambino Longo, Turnhout, Brepols, 2012, p. 127-148. ↑
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V. B. Boudou, Mars et les Muses dans L’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne, Genève, Droz, THR n°CCCXXXV, 2000, p. 65. ↑
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Mortalia sæcla, » Races mortelles » (Lucr.) (je donne les exemples et citations du Dictionnaire Latin Français Bornecque-Cauët, Paris, Belin, 1973, dont la perspective fréquentielle est intéressante pour ce propos). ↑
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Cornix novem sæcula passa, « La corneille qui vit neuf générations » (Ov. Met. 7, 274). ↑
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Duobus prope sæculis, » Près de deux siècles avant » (Cic.). ↑
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Hujus sæculi licentia, » La licence de notre époque » (Cic.). ↑
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Dictionnaire françois-latin, contenant les motz et les manières de parler françois, tournez en latin, Paris, 1539. Il en va de même dans le Dictionnaire françois latin de Jean Nicot (1573). ↑
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Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1992, t. II p. 1941. ↑
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Éd. cit. p. 170. ↑
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Alain Niderst, « Les sens du mot siècle dans la langue classique », dans Le français moderne 39, 1971, p. 207-219. V. plus récemment et pour une étude plus détaillée de l’évolution historique du terme entre XVIIe et XVIIIe siècle, Emmanuelle Mortgat-Longuet, « Du ‘siècle d’Auguste’ au Siècle de Louis XIV : quelques réflexions sur le concept de ‘siècle’ du début du dix-septième siècle à Voltaire, dans Voltaire et le Grand Siècle, dir. Jean Dagen – Anne-Sophie Barrovecchio, Oxford, Voltaire foundation, 2006, p. 97-116. ↑
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En linguistique, la notion de shifter ou embrayeur désigne les termes comme les pronoms personnels qui ne reçoivent leur sens déterminé qu’en contexte, et peuvent donc désigner un éventail très large de référents ; les embrayeurs temporels sont les adverbes comme « maintenant » ou « demain ». Stricto sensu cette appellation ne convient pas au mot « siècle », dont le sens est avant tout déterminé par le « cotexte », mais son fonctionnement se rapproche de ces mots à référent mobile. ↑
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L’ouvrage sera par la suite publié seul, mais en 1545, il est intégré aux Dialogues du désordre (Genève, Jean Girard, 1545, p. 23). V. p. 13 « nostre eage est l’eage d’or… » (et p. 48, 69, 73…). ↑
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Je remercie Laetitia Sansonetti qui m’a fourni les concordances et ses commentaires sur les différents extraits relevés pour ce billet. ↑
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Il est vrai que dans le Monde à l’empire, Pierre Viret utilise le même terme pour désigner son époque (« les hommes de nostre eage » (p. 12), ou encore » l’eage present » (p. 68), ce qui laisse supposer que l’expression est plus naturelle dans les deux langues qu’aujourd’hui. ↑
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Il serait intéressant de poursuivre la comparaison avec le World of vvonders où L. Sansonetti dénombre 180 occurrences de « age(s) », mais 350 de « time(s) ». ↑
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Ed. cit. p. 123. Pour cette citation comme les suivantes, nous soulignons les occurrences qui nous intéressent. ↑
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L. Sansonetti me fait remarquer qu’ignorant cette allusion discrète à la comparaison interséculaire autour de laquelle s’articulera le propos, l’auteur du World of vvonders se contente de rendre cette évocation de la succession des périodes par l’adjectif « continuall » (p. 9). ↑
Une réponse
[…] les billets évoquant le mot « siècle », d’Alisa van de Haar, Mathieu de La Gorce et Laetitia Sansonetti.. […]