« Siècle » et « âge » dans les dictionnaires néerlandais de la seconde moitié du seizième siècle

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« Siècle » et « âge » dans les dictionnaires néerlandais de la seconde moitié du seizième siècle

A partir des années 1540, les Pays-Bas, fortement marqués par leur bilinguisme franco-néerlandais, connaissent une activité lexicographique croissante et diversifiée. De plus en plus de dictionnaires bi- ou plurilingues paraissent dans les grands centres commerciaux et intellectuels de Gand et d’Anvers. Dès les premiers dictionnaires franco-néerlandais, l’influence de Robert Estienne est attestée[1]. Or, chez les Estienne comme ailleurs au seizième siècle, le mot « siècle » est marqué par une forte polysémie, pouvant désigner un âge de l’humanité, le temps actuel, ou une période de soixante à cent ans (voir le billet de Mathieu de La Gorce, Le mot siècle dans l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne…). Entre 1540 et 1600, plusieurs lexicographes néerlandais se sont penchés sur les vocables « siècle » et « âge » en français et en néerlandais, mais ce n’est qu’à partir des années 1570 qu’une tendance claire commence à se distinguer. Un sondage des dictionnaires bilingues ou plurilingues réunissant le français et le néerlandais, publiés aux Pays-Bas entre 1546 – année de publication du premier dictionnaire franco-néerlandais – et 1600, fournit un aperçu de la variation sémantique des deux termes dans ce contexte bilingue[2]. En guise d’illustration, quelques vocabulaires (signalés par un astérisque) ont été sélectionnés pour compléter le corpus de dictionnaires[3] :

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1.Lambrecht, Joos, Naembouck (Gand : Joos Lambrecht, 1546).
2.Paludanus, Johannes, Dictionariolum (Gand : Joos Lambrecht, 1549)*.
3.Luython, Glaude, Dictionaire en Francois et Flameng (Anvers : Gregoire de Bonte, 1552)*.
4.Dictionarium quatuor linguarum (Louvain : Bartholomé de Grave, 1556).
5.Meurier, Gabriel, Vocabvlaire françois-flameng (Anvers : Christophe Plantin, 1557)
6.Lambrecht, Joos, Naembouck (Gand : Hendrik van den Keere, 1562).
7.Dictionarivm tetraglotton (Anvers : Christophe Plantin, 1562).
8.Meurier, Gabriel, Vocabvlaire françois-flameng (Anvers : Jan van Waesberghe, 1563).
9.Thesavrvs Thevtonicæ lingvæ (Anvers : Christophe Plantin, 1573).
10.Meurier, Gabriel, Dictionaire Francois-Flameng (Anvers : Jan van Waesberghe, 1574).
11.Hadrianus Junius, Nomenclator (Anvers : Christophe Plantin, 1577)*.
12.Sabout, Mathias, Dictionaire francoys-flameng (Anvers : Jan van Waesberghe, 1579).
13.Verniers, Gilles, Dictionaire Francois-Flamen, Tresample & Copieux (Gand : Jean de Salenson, 1580).
14.van den Keere, Hendrik, Dictionaire Flamen-Francois (Gand : Jean de Salenson, 1582).
15.Taye, Jean, Dictionaire Francois-Flamen (Gand : Jean de Salenson, 1582).
16.Meurier, Gabriel, Dictionaire Francois-Flameng (Anvers : Jan van Waesberghe, 1584).
17.Mellema, Elcie, Dictionaire ou promptvaire Flameng-Francoys (Rotterdam : Jan II van Waesberghe, 1591).
18.Trium linguarum dictionarivm Tevtonicae, Latinae, Gallicae (Franeker : Gillis van den Rade, 1595).
19.Mellema, Elcie, Dictionaire francois-flamen (Rotterdam : Jan II van Waesberghe, 1599)[4].

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Afin de contextualiser la diversité sémantique du mot « siècle » dans ce corpus franco-néerlandais, il est utile de rappeler brièvement la polysémie qui est présente dans les modèles français qui sont à la source de ces ouvrages. Dans son Dictionarium Latino-Gallicum (1538), Robert Estienne traduit le mot latin « seculum » par « l’espace et le temps de cent ans », lui assignant donc un sens temporel bien défini. La même définition figure dans le Dictionariolum puerorum (1542), dont il est connu qu’il a été utilisé par plusieurs lexicographes néerlandais[5]. Il est utile, néanmoins, de préciser qu’ici, Estienne a ajouté à la traduction restreinte de « espace de cent ans », celle, plus générale, de « temps ». L’homologue français de « seculum », « siècle », ne figure pas dans ces dictionnaires. Ce vocable n’est pas donné dans la première édition du Dictionnaire françois-latin non plus, mais il a été ajouté à l’édition de 1549. A cette occasion, Estienne traduit « siècle » par son équivalent polysémique latin « seculum », sans autre explication.

  Le premier dictionnaire néerlandais-français, le Naembouck (1546), a pour auteur l’imprimeur et professeur de français gantois Joos Lambrecht, qui a puisé abondamment dans les dictionnaires d’Estienne. Le Naembouck contient le lemme « eeuw », l’homologue néerlandais de « seculum » en latin ou « siècle » en français. Lambrecht ne suit son modèle Estienne que partiellement, en proposant comme traduction française « temps » et, assez curieusement, « saison ». Lambrecht a donc omis la norme centenaire d’Estienne en faveur du sens plus large du mot « siècle », désignant une période de temps indéfinie.

  Trois ans plus tard, ce même Joos Lambrecht imprime le vocabulaire trilingue de son collègue Johannes Paludanus, qui propose les traductions néerlandaises et françaises de vocables latins, par ordre thématique. Mais Paludanus fait un choix qui est diamétralement opposé à celui de son imprimeur. Pour « seculum », il donne le sens temporel restreint proposé par Estienne, en l’adaptant légèrement : « eenen tijt van hondert iaren [le temps de cent ans]. L’espace, ou le temps de cent ans ». Dès les premiers dictionnaires et vocabulaires bi- ou multilingues publiés aux Pays-Bas, les sens strict et large du vocable « siècle » peuvent donc être attestés, même s’ils ne figurent pas côte à côte.

  En 1552, trois ans après Paludanus et chez un autre imprimeur, le professeur de français anversois Glaude Luython publie son Dictionaire en Francois et Flameng ou bas Allemant. Il s’agit encore une fois d’un vocabulaire suivant un ordre thématique. Pour « un siècle », Luython donne uniquement son homologue néerlandais « een eeuwe », sans fournir de définition plus élaborée. Jusqu’à cet ouvrage, il est donc impossible d’identifier un développement clair dans la lexicographie néerlandaise autour du vocable « siècle », dont le traitement témoigne de considérations divergentes. 

  Cet éparpillement se poursuit avec la parution d’un texte encore plus énigmatique. Gabriel Meurier, professeur de français à Anvers comme Luython, publie en 1557 un Vocabulaire françois-flameng chez Plantin. Pour « siècle », Meurier ne propose pas « eeuw », comme Luython, mais « eewich ». Cette traduction est surprenante, dans la mesure où « eeuwig », qui est à la fois un adjectif et un adverbe, signifie plutôt « éternel » ou « éternellement ». Il est possible que Meurier ait utilisé le livre de Luython, ou un autre dictionnaire, comme modèle, mais qu’il ait sauté une ligne, en rattachant non pas « éternel », mais « siècle » à « eeuwig ». Toutefois, il n’a pas corrigé cette traduction dans la réédition de son dictionnaire, qui paraît quelques années plus tard. Il est utile de préciser que sous l’unité lexicale « âge », Meurier donne uniquement le sens très restreint de « ouderdom » (vieillesse), dans les deux éditions. Encore une décennie plus tard, Meurier publie une nouvelle édition de son dictionnaire, qui ne clarifie toujours pas les choses. Il a supprimé le lemme « âge », et pour « siècle » il ne propose plus « eeuwig » (éternel/éternellement) mais « een tijt oft ouderdom », (un certain temps ou vieillesse/âge). Meurier se voit imiter dans ce choix par Mathias Sasbout, enseignant de français anversois comme Meurier et Luython, qui publie son Dictionaire francoys-flameng en 1579. Il suit de près la version revue du dictionnaire de Meurier, en traduisant « siècle » par « eenen tijdt oft ouderdom » (un certain temps ou vieillesse/âge). Chez Meurier et Sasbout, le vocable « siècle » semble donc être exempt de toute connotation d’actualité et indiquer, a contrario, une certaine ancienneté.

En 1562, le Naembouck de Joos Lambrecht, le premier dictionnaire français-néerlandais, est réimprimé à Gand. Il s’agit d’une édition posthume, Lambrecht étant mort quelques années auparavant ; elle est entièrement revue et corrigée, ce qui se reflète également dans la traduction qui est donnée pour « eeuw » (siècle). Ce mot semble se voir attribuer ici pour la première fois son sens strict aussi bien que large. Aux notions de « temps » et de « saison » s’ajoutent désormais les termes « âge » et « siècle ». Cette réédition du dictionnaire de Lambrecht a clairement inspiré l’ouvrage de l’imprimeur et maître d’école gantois Hendrik van den Keere, qui reprend directement, pour « eeuwe », la définition de « temps, saison, age ou siecle ».

  Ce n’est qu’à partir des années 1570 qu’un lien durable commence à apparaître entre le mot « siècle » et le sens temporel strict de « période de cent ans » dans les dictionnaires bilingues. En 1577, Plantin publie le Nomenclator de Hadrianus Junius, qui traduit « saeculum » comme « een tijt van hondert jaren [le temps de cent ans]. Siecle, espace de cent ans »[6]. La notion néerlandaise de « eeuw » manque, même si son équivalent français « siècle » est bien donné. Il sera rajouté en 1580, quand Gilles Verniers publie son Dictionaire Francois-Flamen à Gand, dans lequel il traduit « siècle » comme « eeuwe, den tijdt van honderd jaren, tijdt » (siècle, l’espace de cent ans, temps). Cette traduction est reprise deux ans plus tard dans le dictionnaire gantois de Jean Taye, publié par le même imprimeur. En 1591, Elcie Mellema propose simplement « siècle » pour « eeuw », tout comme le Trium linguarum dictionarivm publié anonymement à Franeker en 1595, qui propose « eeuwe, saeculum, siecle ». Dans une édition corrigée de 1599, néanmoins, Mellema a changé « eeuw » (siècle) en « tijt van 100 jaren » (temps de 100 ans). Apparemment, pour son lectorat, la traduction directe de « siècle » en « eeuw » ne suffisait pas, ce qui suggère que le terme « eeuw » n’avait pas encore le sens strict de « période de cent ans » en néerlandais.

Il est clair que l’activité lexicographique des Pays-Bas n’est pas cumulative, mais qu’il y a différents auteurs individuels – surtout des maîtres de langue – qui effectuent un travail critique procédant parfois par élimination, et qui ne reprennent donc pas toujours les suggestions de leurs collègues, même dans les cas où les fruits de leur travail étaient publiés chez le même imprimeur. Bien que Robert Estienne, qui avait une grande influence sur l’activité lexicographique aux Pays-Bas, ait déjà attribué à « seculum » un sens large aussi bien que strict, il faut attendre jusqu’aux années 1560 afin de les retrouver ensemble aux Pays-Bas. En général, comme dans la situation anglaise (voir le billet de Laetitia Sansonetti, Le mot « siècle » dans les textes publiés en Angleterre au 16e siècle) le sens plus large de « âge » ou « temps » semble être plus répandu que celui, plus restreint, de « période de cent ans ». Ce sens plus délimité ne se répand que dans les années 1570, mais n’arrive pas à s’établir de façon définitive avant la fin de ce siècle, cette période de cent ans.

 

Alisa van de Haar, Université de Leyde

 

  1. Frans Claes, « L’influence de Robert Estienne sur les dictionnaires de Plantin », dans Cahiers de Lexicologie 23, 1973, p. 109-116 ; Frans Claes, « Über die Verbreitung Lexikografischer Werke in den Niederlanden und ihre wechselseitige Beziehungen mit dem Ausland bis zum Jahre 1600 », dans Studies in the History of the Language Sciences 64, 1992, p. 17-38.

  2. Liste basée sur : Frans Claes, « Lijst van Nederlandse woordenlijsten en woordenboeken gedrukt tot 1600 », dans De Gulden Passer 49, 1971, p. 130-221.

  3. Par dictionnaire, nous entendons une liste de vocables rangés par ordre alphabétique, tandis qu’un vocabulaire présente les mots par regroupement thématique.

  4. Trois dictionnaires qui répondent à ces critères n’ont pas été consultés en raison de la fermeture des bibliothèques lors de la pandémie : Dictionarium trilingue (Anvers, Martinus Nutius, 1549) ; Dictionarium, Colloquia sive Formulae Quatuor linguarum (Anvers, Jean Withage, 1558) ; Joannes Sartorius, Linguae Latinae phrases (Anvers, Henricus Henricius, 1573).

  5. Frans Claes, « Ontwikkeling van de Nederlandse lexicografie tot 1600 », dans Tijdschrift voor Nederlandse Taal en Letterkunde 86, 1970, p. 102-126.

  6. Un autre dictionnaire plantinien, le Dictionarivm tetraglotton publié en 1562, ne contient aucune référence à « seculum », mais uniquement à « Centeni anni », traduit comme « cent ans. Hondert iaren », et donc pas comme « siècle » ou « eeuw ».

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